Chapitre X

 

Après Floodwood, tous deux restèrent silencieux dans la chaleur des vingt-cinq kilomètres suivants, tandis que la N 2 défilait sous leurs roues en vrombissant, comme une bande magnétique sans fin. Waldron s'était arrêté dans un drugstore de Duluth pour acheter une paire de lunettes de soleil à bon marché, mais elles ne le protégeaient pas complètement du reflet de la route, et cligner des yeux lui donnait mal à la tête.

Il avait écrit pour annoncer son arrivée. Mais la poste ne reconnaissait pas l'existence du Territoire de Grady et il n'existait aucun moyen de s'assurer que la lettre avait bien atteint Radcliffe. En tout cas, il n'avait pas reçu de réponse. Ils ne pouvaient cependant pas attendre indéfiniment.

Depuis déjà un certain temps, la campagne avait pris un air négligé, comme une pièce habitée mais où le ménage n'est pas fait depuis des mois. Lorsqu'ils croisaient des gens, ceux-ci étaient vêtus de loques et marchaient timidement. Dans toutes les petites villes après Floodwood, on voyait des ruines résultant des incendies allumés par les armées folles — poutres calcinées émergeant d'une pile de décombres, taches noires délavées par la pluie sur les murs qui restaient, herbes folles repoussant au sommet des ruines.

Si ce n'avait été le fait que les pires nids de poule de la route eussent été récemment comblés avec des graviers et de l'asphalte, Waldron aurait juré que tous ceux qui ambitionnaient d'être autre chose que des paysans arriérés avaient abandonné le Minnesota.

Un panneau surplombait la route, sa surface peinte écornée par des balles et le cancer de la rouille rongeant son métal : danger, zone de retombées. Probablement à cause des missiles antimissiles des bords des Grands Lacs; le vent avait dû entraîner une bonne partie des particules radioactives dans cette région. Mais voilà longtemps qu'un compteur Geiger y serait retombé dans les limites inoffensives.

Les gens avaient fui ces zones, bien sûr — cela n'avait pas été une évacuation officielle, mais une panique. Où avaient-ils fini ? Abattus à la frontière canadienne, peut-être, ou décimés par les épidémies, ou désespérés dans un des camps de réfugiés du Sud; quoi qu'il leur fût arrivé, ils n'étaient pas revenus. Non seulement la région avait l’air vide, ce qui n'aurait guère été surprenant pour un visiteur de l'Est surpeuplé, mais elle était vide et donnait une impression de sauvagerie originelle.

Derrière lui, Gréta tendit la main pour allumer la radio et une ballade sentimentale d'avant la catastrophe et son fond de violons mielleux empuantit l'air. Waldron marmonna une objection à peine audible : « Devons-nous supporter cette ordure ?

— C'est dans la note, dit Gréta. Nous allons bientôt avoir un contrôle de frontière à passer.

— Déjà ? » dit Waldron en trahissant son étonnement.

Elle eut un sourire amer : « Je croyais que vous étiez le type qui avait épinglé une carte du Territoire de Grady sur le mur de son bureau ?

— Cessez de m’énerver ! » ordonna férocement Waldron. Maintenant que le voyage touchait à sa fin, toutes ses peurs à demi formulées surgissaient de nouveau dans son esprit. Je croyais que je parlais sans avoir jamais à agir... Il parla tout haut pour faire taire les voix mentales.

« On m'a dit que Grady contrôle le Dakota du Nord, une partie du Dakota du Sud et du Montana, une fraction du Manitoba et une infime bande du Minnesota. Et nous n'avons pas encore passé Grands Rapids, non ?

— Pas le poste-frontière de Grady; le nôtre.

— Quoi ?

— Vous n’avez jamais entendu parler de ce genre de choses, je sais. » Elle exagérait nettement sa lassitude. « Bon Dieu, Jim, est-ce que vous imaginez que les gouvernements vont reconnaître qu’ils ont dû mettre une frontière sur leur propre territoire ? Ils prétendent que ce sont des postes de défense, formant un cordon autour de la zone dominée par les extra-terrestres. Mais en fait ce sont des postes-frontière et il est inutile de soutenir autre chose. »

Waldron en resta éberlué. La chanson insipide l’écœurait, et il allait lui falloir du temps pour s'habituer à cette familiarité et à cet usage... conjugal de son prénom. « Si vous devez mettre la radio pour renforcer la mise en scène, choisissez au moins une autre station ! »

Le disque se termina. Une voix onctueuse assura de la pré-excellence des produits Lumpo.

« Impossible, dit Gréta. C'est la station de Grady. Il a le monopole. A saboté toutes les stations sur presque trois cents kilomètres à la ronde et a embarqué tout le matériel utilisable pour monter sa propre station. Il est maintenant le plus puissant à l'ouest de Chicago.

— Grady ? Mais... il a des publicités ?

— Pourquoi pas ? Un sacré paquet de gens rêvent de vendre quelque chose à la communauté la plus riche de l'Amérique du Nord.

— La plus riche ? » Waldron se faisait l’effet d’un perroquet idiot avec son déluge de questions. Il referma la bouche, effrayé à l’idée de l’avoir laisser béer comme un demeuré. Un autre disque d’avant la catastrophe commença, cette fois-ci, un rock bien rythmé.

« Jim, vous ne vous êtes pas renseigné avant de vous embarquer ? demanda Gréta. Je pensais que vous saviez tout sur les us et coutumes du Territoire.

— Je n’ai jamais eu l’intention d’y aller, soupira Waldron. Quelle aurait été l’utilité des renseignements ? Et surtout, je ne m’attendais pas à y aller pour regarder un homme mourir sans pouvoir lui dire quoi que ce soit !

— Si seulement je m’en étais rendu compte, murmura-t-elle. Allons-y rapidement avec les questions. Impossible que vous me bombardiez de questions quand nous serons chez Grady. Cela pourrait mettre la puce à l’oreille de quelqu’un. »

Waldron coula un regard oblique vers elle. Non, elle ne donnait pas l’impression d’être le genre de femme sur lequel on se pose des questions. Plus maintenant. Il était incapable de déterminer si les experts fédéraux avaient fait autre chose que d’épaissir les lignes de sa bouche et de rincer ses cheveux avec un produit chimique qui donnait l’impression que leur blondeur était artificielle. Mais l’effet était réussi. Tout homme supposerait être en présence d’une femme égoïste et gâtée dont la beauté se fanait mais qui aimait trop ses aises pour renoncer aux martinis, aux cigarettes et aux nuits blanches.

Elle était censée être sa maîtresse. Ce qui n’était guère flatter son goût ou vanter son sex-appeal, songea Waldron, mais il était inutile de discuter. C’était le type de femme le plus répandu sur le Territoire — avec généralement deux mariages ratés dans son passé — et ainsi, Gréta Delarue avait-elle été transformée en Gréta Smith, salope.

La supporter va être le pire côté du boulot...

« Pour commencer, dit-il tout haut, je veux savoir pourquoi vous vous attendez si tôt à un contrôle de frontière.

— Il existe un no man's land. Les postes-frontière sont sur la ligne où les armées ont été frappées en premier par la folie. Certaines troupes ont continué avant de faire demi-tour, mais aucune n’a été affectée après cette première limite. Pendant longtemps, personne n’a osé la dépasser. Lorsque enfin, ils ont essayé de pousser un peu plus loin, Grady étendait déjà ses tentacules. Il aime avoir un grand vide autour de son territoire : afin de faire la chasse aux contrebandiers sans intervention du gouvernement. Il utilise des hélicoptères et des dobermans. »

Essayant de se rappeler la géographie de la région, Waldron dit : « A qui appartient Bemidji, alors ?

— A personne. La question se poserait si la ville existait encore. Elle a été rasée pendant la folie. J'ai vu des photos aériennes. Rien que des décombres. »

Le présentateur coupa le disque et lut une autre publicité. Gréta baissa le son.

« Jim, quel genre d'analogie as-tu à l'esprit quand tu penses à la situation du Territoire de Grady ? Ou n'en as-tu aucune ? »

Ce tutoiement maintenant... vraiment, il lui faudrait du temps pour s'y faire. Il haussa les épaules.

« Je pensais avoir quelques idées. Mais tu les démolis toutes.

— C'est une situation de ruée vers l'or. Grady a le monopole de ce qui est potentiellement la marchandise la plus précieuse de l'histoire, et il tient tout en main. Sur son territoire règne un État policier, sauf que les pires crimes ne sont pas politiques, mais financiers. Contrebande, par exemple; refus de remettre les objets extra-terrestres ou de payer la taxe de dégagement. Et caetera. Toutes ces taxes s'ajoutent à une cherté de vie phénoménale, et Grady est le principal percepteur. Bien sûr, il se doit de maintenir quelques services publics indispensables qui ont échappé à la catastrophe, courrier, enlèvement des ordures, les simples nécessités. Mais sais-tu avec combien d’argent il doit faire ça ? »

Waldron secoua la tête.

« Les Finances ont calculé que les revenus de la vente des objets extra-terrestres de l’année dernière ont dû dépasser le milliard et demi de dollars. »

Elle sortit de sa poche une cigarette et enfonça l’allume-cigare. « Grady, ses hommes, le gratin des francs-trafiquants et quelques autres qui ont su se rendre indispensables au gouverneur, en tout à peu près un millier d’hommes, pompent de l’argent sur tout le territoire et ne savent pas à quoi le dépenser. Comme les riches émirs du pétrole d’autrefois. Une ruée vers l’or ! »

L’allume-cigare jaillit et elle y appliqua sa cigarette.

« On aurait pu croire qu’ils auraient essayé de le coincer, dit aigrement Waldron. Compte tenu du fait que tous les objets extra-terrestres sont censés être propriété fédérale.

— Et comment ? En envoyant une autre armée pour la voir se répandre sauvagement dans tout le pays comme les autres l’ont fait ? Dieu seul sait comment les extra-terrestres font la distinction entre un groupe organisé d’hommes armés et les bagarres qu’ils tolèrent aux alentours de leurs cités, mais le fait est qu’ils arrivent à le faire. Nous avons encore cent trente millions de gens dont nous devons nous occuper. Nous allons laisser mijoter Grady jusqu’à ce que notre propre maison soit en ordre. »

 

Et devant eux : la frontière.

La route avait été élargie des deux côtés par de larges plaques de béton. Des blockhaus de béton avec des meurtrières garnies de mitrailleuses commandaient les abords de chaque côté et des barbelés encerclaient toute la zone, laissant sur la route un espace à peine suffisant pour un seul véhicule, espace lui-même enclos par de lourdes barrières en rondins. Dans toutes les directions s'étendait une ligne de tours de guet surmontées d’un projecteur tournant et d’un radar. Un hélicoptère de l’armée était garé près du premier blockhaus. Six camions attendaient là aussi : deux d’entre eux lourdement blindés, les autres étaient respectivement deux semi-remorques et deux citernes. Ils étaient peints en gris terne.

« C’est une chance, dit Gréta doucement en élevant un peu le volume de la radio. Il y a un convoi pour le Territoire.

— C’est ce que j’avais compris. Mais pourquoi un convoi ? » Waldron leva le pied de l’accélérateur et laissa sa voiture avancer doucement jusqu’aux barrières.

« Le no man’s land est accidenté et plein de lacs; un tas de bandits s’y activent, ce qui fait que les plus riches résidents du Territoire font venir leurs provisions sous bonne escorte. Ainsi que des marchandises pour d’autres personnes — à bon prix bien sûr. »

Une voix résonna d’un des blockhaus, leur ordonnant de s’arrêter. Dès que la voiture fut immobilisée, un sergent et deux soldats, armés de carabines en bandoulière, sortirent pour leur ouvrir la grille et les dirigèrent vers le plus proche emplacement libre sur le bas-côté en béton. Le sergent avait l’air de s’ennuyer.

« Lisez ça et dites-moi que vous avez compris », dit-il à Waldron en lui tendant un formulaire tout taché, collé sur un carton. Waldron le parcourut : « Vous entrez maintenant dans une zone dangereuse selon l’article tant et tant du code fédéral, le fait de continuer au-delà de ce point implique que vous reconnaissez que le Gouvernement des États-Unis ne peut être tenu pour responsable de... etc. » Une façon polie de dire qu’on quitte le pays, traduisit Waldron.

Il rendit le formulaire. Le sergent fit signe au premier soldat qui prit un carnet et y griffonna le numéro de leur voiture avant de s'approcher pour leur demander leurs noms.

« O.K. Attendez ici. Ça peut prendre un certain temps », dit-il.

Gréta prit un air pincé. « On doit prendre racine ici ? Pour quoi faire ? »

Le soldat lui fit un large sourire de ses dents maculées. « Pour ce que j'en sais, madame, vous et votre copain pouvez bien avoir assassiné grand-mère pour lui piquer ses bijoux de famille ? Ou c’est peut-être une voiture maquillée et je ne parle pas de beauté. » Il sourit encore et retourna dans le blockhaus. Le sergent avait marché jusqu'à la queue du convoi et s'entretenait avec un homme penché à la fenêtre du camion blindé. Le soldat qui restait avait le regard fixé sur Gréta, le fusil braqué, ses mâchoires mastiquaient rythmiquement son chewing-gum.

La main de Waldron se porta à sa poche et palpa machinalement son objet extra-terrestre qu'il avait emporté juste avant de partir. Comme amulette ? Sommes-nous devenus tellement irrationnels ?

Le temps passa. Du blockhaus sortirent deux hommes en survêtement trempés de sueur, pistolets à la ceinture; l'un d'eux mettait une liasse de papiers dans une pochette. Ils devaient avoir effectué un genre de procédure de laissez-passer, décida Waldron. Le premier qui vit Gréta donna un coup de coude à son compagnon et arrondit les lèvres en un sifflement moqueur. Tous deux se dirigèrent vers la voiture.

« T’attends pour passer, minette ? dit le premier en se penchant par la vitre avant. Pourquoi ne laisses-tu pas tomber ce minable pour venir avec nous ? On y va tout de suite.

— Oui, compléta l’autre. Tu restes avec ce type et tu passes la journée ici. Je parie qu’ils vont éplucher toute la liste des types recherchés — pas vrai, Rick ? »

Gloussant, Rick porta les yeux sur Waldron pour la première fois. Une expression de surprise traversa son visage. Il dit : « Un instant, Bill. Monsieur, euh... votre nom ne serait pas Waldron par hasard ? »

Waldron se raidit. « Oui, c’est ça. Comment diable le savez-vous ?

— Jésus ! » Rick se redressa. « Bill, va là-bas et dis à ce crétin de soldat de laisser tomber ces fichus papiers et de faire passer cette voiture avec le convoi. C’est notre nouveau chef de milice. Le patron avait dit qu’il allait bientôt arriver ! »

Waldron et Gréta échangèrent des regards étonnés. Rick s’excusa désespérément de ne pas les avoir reconnus, et Waldron les chassa d’une moitié de son esprit tandis que l’autre se demandait pourquoi diable Radcliffe n’avait pas répondu à sa lettre, alors qu’il était plus que clair qu’il l’avait reçue.

Bon, il ne faudrait pas longtemps avant qu’il ne lui pose directement la question. Bill revenait déjà avec le soldat qui avait l’air horriblement embarrassé, et le sergent braillait pour le faire presser, et de toute façon il était visible que, par ici, Den Radcliffe avait plus de poids que l’Armée et le Gouvernement fédéral réunis.